AVIS DE RECHERCHE

Le récit :

Avis de recherche

 

 

Aux commandes d’une Peugeot, un homme, Benjamin, la trentaine, cheveux foncés coupés courts, visage ovale, yeux clairs, l’air détendu, serein, heureux de cheminer vers la salle de sport, après une absence de 3 mois en raison du confinement imposé par le Gouvernement pour cause de Covid.  Sa destination : la rue du Four.  Il s’en approche doucement.  Le bonheur est là.  Il l’atteindra juste après le virage.

 

Un bonheur de courte durée. 

 

Au tournant, il stoppe.  Un panneau de déviation s’impose à sa vue.  Impossible d’accéder à la salle de sport.  « La rue est en chantier pour un mois», lui signale un passant.

 

Un bonheur de courte durée - un désespoir immense. 

 

Son bonheur massacré, sa bouffée d’oxygène réduite en miettes en un instant.  Benjamin peste, jure, secoue le volant, le martèle de ses poings fermés.  La rage monte en lui.  Il hurle : «Je rejoins la salle comment, moi ? ».

 

Il s’en prend à l’agent de sécurité, chargé de dévier la circulation des véhicules à moteur.  Il l’insulte.

 

-         Bande d’idiots !  Vous vous foutez du monde !

 

Choqué, outré, l’agent lui rétorque : «Faites comme tout le monde, demi-tour et vous accèderez au bâtiment par l’arrière, via la rue aux Briques.

 

Furieux, Benjamin enclenche la marche arrière et démarre en trombe, sans apercevoir le piéton engagé sur sa trajectoire.

 

Conscient du véhicule fou, flairant le danger, celui-ci se précipite, et, en un bond, atterrit sur le trottoir et se met à l’abri.  Une grande frayeur mais pas de mal.

 

Surpris, Benjamin freine de toutes ses forces.  Ses doigts se crispent, enserrent le volant.  Sa respiration se bloque, son corps entier se tend à l’extrême. 

Sous la pression, le véhicule s’arrête net ; basculant son buste de l’arrière vers l’avant.  L’homme crie, vocifère, frappe le capot, le pare-brise de la voiture, mais Benjamin ne l’entend pas, ne le voit pas.  Il tremble, il tremble de peur.  Les souvenirs affluent à sa mémoire.  En un éclair, il revit l’accident qui le priva de ses jambes, le priva d’un emploi  qu’il aimait profondément, d’un métier qu’il exerçait avec passion, le priva de sa vie d’avant.

 

-         Un policier à terre !  Ici le Commandant de la Brigade d’intervention.  Envoyez une ambulance à l’intersection de la rue Lepic et de la rue Forbant.

-         Elle est en route.  Que s’est-il passé ?

-         La manifestation a mal tourné. Un mouvement de foule, des jets de pavés, de barrières nadar nous ont obligés à nous réfugier dans la bouche de métro.  Notre collègue n’a pu nous rejoindre et une voiture l’a fauché au passage, avant de prendre la fuite.  Nous sommes parvenus à le soustraire à la cohue, mais il est en mauvais état.  Il est inconscient

 

Le hurlement de la sirène l’apaise.  Benjamin ouvre les yeux, aperçoit des hommes en blouse blanche, plonge à nouveau dans un semi coma.

 

-         Nous arrivons avec un policier blessé lors d’une manifestation.  L’homme mesure environ 1m80 pour approximativement 80 Kg.  Il présente des blessures superficielles à la tête, mais il ne réagit plus.  Hémorragie interne probable, tension artérielle et pulsations faibles.  Nous le perfusons.  Préparez un bloc opératoire.

-         Bien reçu. 

 

Reprenant conscience avec la réalité, Benjamin se sent coupable, coupable d’avoir insulté l’agent de sécurité, coupable de s’être emporté, et surtout et avant tout coupable et honteux d’avoir failli renverser quelqu’un.  L’homme continue à tambouriner sur la vitre, Benjamin s’excuse, le supplie de l’excuser.  La victime se calme enfin, lève les bras, hausse les épaules, prononce des mots que Benjamin ne saisit pas.  Au bout de quelques minutes, il s’apaise et redémarre.

 

Rue aux Briques, 7 – Arrière du bâtiment abritant la salle de sport.  Benjamin constate que l’unique place réservée aux personnes handicapé(es) est heureusement disponible.  Il s’y engouffre. Coupe le moteur, inspire, expire, respire enfin.  Des larmes lui montent aux yeux, ruissellent sur son visage.  De ses mains, il les essuie. 

 

L’émotion le submerge à nouveau.  Il n’en peut plus.  Ses larmes coulent à flots, impossible de les retenir, de les contenir.  Il s’en veut.

 

-         Cela en vaut-il la peine Bon Dieu ?

 

La tête entre les mains, il sait pourtant qu’il est incapable de renoncer à sa drogue.  Sans elle, sa vie n’aurait plus de sens.  Fréquenter la salle de sport est devenue une addiction.  Y renoncer impliquerait pour lui de renoncer à vivre. 

 

Renoncer à vivre le ramènerait à l’état végétatif dans lequel il se complaisait juste après l’accident, voici un peu plus d’une année.  Grâce au témoignage de personnes ayant surmonté les obstacles les uns après les autres, il avait émergé de cet état léthargique, leur avait emboîté le pas.

 

Ne supportant plus la compassion, les apitoiements, la pitié de ses proches, l’alcool qu’il ingurgitait par lampées chaque jour, chaque nuit. Il s’était réveillé et s’était fixé pour objectif d’être intégré à l’équipe nationale de basket et de participer aux jeux paralympiques.  Il fréquentait assidûment la salle de sport, s’y rendait 6 matinées par semaine, à raison de 4 heures par jour pour y subir un entraînement intensif.  Les entraînements de basket se déroulaient les après-midis et il n’en avait manqué aucun jusqu’au confinement.

A l’instant présent, il se sent vidé de toute énergie, dénué de toute envie, privé de tout espoir.  Il faut qu’il sorte de cette voiture, qu’il s’aère.  Il n’a pas le choix.  C’est ici et maintenant que se profile son futur.

 

Il ouvre la porte, sort sa voiturette, la déplie, se soulève à bout de bras et s’y laisse glisser.

 

Encore opprimé par ses ressentis, il respire profondément, et via la passerelle réservée aux personnes à mobilité réduite, atteint la porte d’entrée.

 

Dans le bâtiment, le sas d’entrée se divise en deux longs couloirs éclairés par des néons.  Deux trajectoires s’offrent à lui ; la droite est fléchée en rouge à même le sol, la seconde en bleu.   Aucune indication ne permet de définir la voie à suivre pour accéder à la salle de sport.  D’instinct, il opte  pour le couloir situé à sa gauche, arrive devant une porte dont il saisit la poignée.

 

Aucun bruit, aucune vie n’émergent de l’endroit.  Après quelques hésitations, s’écartant légèrement, il se décide finalement à la franchir.

 

De prime abord, une émanation désagréable lui monte au nez.  Un mélange d’odeurs poussiéreuses, humides, de relents de tabac refroidi, de friture, de champignons, de moisissures agresse ses narines.  L’endroit n’a pas été fréquenté, aéré depuis longtemps déjà, aucun doute. L’obscurité y règne et l’impression qu’il en ressent est glaciale.  Intrigué, Benjamin avance cependant la main le long du mur situé à sa droite, tâtonne à la recherche d’un interrupteur qu’il finit par repérer.

 

Un tour vers la gauche et la lumière fuse.

 

-         Mais où ai-je atterri ?  Qu’est-ce que c’est que ce foutoir ?  Décidément, c’est un grand jour !, s’exclame-t-il.

 

Des vêtements, des chaussures, des malles, des sièges semblent avoir été abandonnés là depuis des lustres.  Il se décide à en opérer l’inventaire, prenant comme point de repère un panneau blanc central, posé contre un mur noir.  Cependant, à en juger par l’angle que forme le mur avec le plafond, ce rectangle blanc ne peut en être le centre.  A l’évidence, la majorité des éléments sont jumelés.  Mais, si l’on s’en tient à cette logique, des accessoires manquent à l’échiquier.  Il en relève un tout particulièrement : un fauteuil à roulettes, revêtu d’un anorak à capuche dont il ne repère pas le double.

 

Tout concourt à lui embrouiller l’esprit.  L’effet miroir trouble sa perception des choses.  Il songe alors au jeu « Trouver les erreurs, les différences » et s’applique à les détecter.

 

Son expérience de policier vient à la rescousse.  Il s’aventure dans le local ; l’espace s’amenuise.  Témoin privilégié, il entreprend le relevé de la scène qui s’offre à lui.  A voix haute, il énumère :

 

-         Des vêtements s’amoncèlent sur des tréteaux.  Des chaussures jonchent le sol, au-devant de malles ouvertes regorgeant de choses diverses.

-         Cinq sièges dont : deux chaises vertes identiques, recouvertes d’une veste en fourrure - deux chaises blanches en plastique, distinctes par le fait que l’une d’elle n’a pas les quatre pieds posés au sol.  Elles semblent être disposées pour une réunion présidée par le fauteuil à roulettes qui me fait face directement.

 

De plus en plus intrigué, Benjamin pénètre plus avant dans ce décor insolite.  L’odorat se substitue à la vision.  Son sens olfactif très développé détecte une nouvelle senteur.  Elle émerge de l’ensemble et diminue ou s’amplifie, selon qu’il s’approche ou s’éloigne d’une malle.  Curieusement, elle s’immisce dans ses narines, dans sa tête, dans son esprit ;

 

-         Un parfum à la violette ?  Un parfum à la violette !…  Le parfum de… grand-mère !

 

Tandis qu’il se penche vers la malle, un écho le happe, lui murmure: « Fouille, fouille et tu trouveras ce que tu es venu chercher ».

 

Il se retourne.  Personne.  Il est seul, seul avec ce parfum et cet écho qui résonnent en lui.  Une onde le parcourt de la tête aux pieds. 

 

Les sens exacerbés, Benjamin perd contact avec la réalité.  La tête lui tourne.  Il suffoque.  Le flacon ! Il doit absolument le trouver, le toucher, le respirer en inhaler jusqu’à la dernière goutte, en emplir son esprit, ses poumons, son cœur, son être tout entier.

 

Frénétiquement, il se met à explorer la malle, en éjecte des vêtements et une multitude d’objets disparates qui ne représentent rien pour lui. 

 

Le parfum à la violette et l’écho s’amplifient. 

 

-         Fouille et tu trouveras ce que tu es venu chercher.

 

La malle est vide !  Il n’y a rien !  Je ne cherche rien !  Je ne trouve rien !, hurle-t-il.

 

Furieux, Benjamin entreprend de remettre le tout dans la malle lorsqu’un bruit sourd le fait sursauter.  Quelque chose a roulé vers la seconde malle.  Il s’en approche.  S’étirant vers le bas, ses doigts rencontrent une forme sphérique qu’il ramène vers lui.

 

Ses yeux s’illuminent d’un regard enfantin à la vue de sa découverte.  Délicatement, il pose ce trésor au centre de sa main et le caresse.  Il le saisit entre les doigts et le fait tourner sur lui-même.  Cette petite boîte ne pèse rien ou presque.  Sa couleur a pâli avec le temps mais il peut encore en décrypter quelques inscriptions « Musica – Replica – Ritornello ».

 

Une boîte à musique !          

 

Il la pose au creux de sa main gauche, en saisit la petite manivelle entre le pouce et l’index de sa main droite et l’actionne…  Une mélodie qu’il reconnaît aussitôt s’en échappe.  Il fredonne.

 

·        Mi - Ré - Mi - Ré  - Mi - Si - Ré-  Do – La

·        Do - Mi - La - Si - Mi - Sol - Si – Do

·        Mi – Ré – Mi – Ré – Mi – Si – Ré – Do – La

·        Do – Mi – La – Si – Mi – Do – Si –La

·        ….

 

« Pour Elise »…  Cette mélodie, il la connaît. 

 

« Pour Elise »…  Sa grand-mère, assise devant ce piano en bois brun.  Ses mains fines effleurent le clavier, doucement, délicatement.

 

« Pour Elise »… Il l’écoute des heures entières.  Il fait doux dehors ; le printemps s’annonce et, les yeux fermés, il s’imagine  être le clavier sur lequel les doigts de sa grand-mère pianotent.

 

« Pour Elise »…  L’hiver, lorsque le froid vous transperce, la mélodie se mêle à l’odeur de chocolat chaud à la cannelle qui flotte dans la maison.  « Encore un peu de patience », lui dit-elle en souriant.  L’attente n’est jamais bien longue.  La porte s’ouvre, laissant pénétrer le vent et son grand-père, les joues rougies par le froid.  Il tient dans les mains le gâteau à la pomme qu’il vient de sortir du four, situé dans l’annexe.  Ainsi rassemblés, tous trois se dirigent vers la cuisine.  Grand-père et lui s’assoient, tandis que  grand-mère remplit de grands bols de ce nectar qu’ils adorent, coupe le gâteau, les sert, avant de les rejoindre à table.

 

« Pour Elise »… Parfois grand-mère l’’invite à la rejoindre sur son banc.  Il pose alors les doigts sur les notes qu’elle lui indique, et, d’une petite pression, enfonce les touches blanches ou noires.  La mélodie surgit de ce géant de bois, rien que pour elle et lui.

 

Bien qu’il n’y ait d’autre accès que la porte qu’il avait empruntée, une légère brise l’effleura.  Plongé dans ses pensées, Benjamin frissonna de la tête aux pieds, pour la seconde fois.

 

« Pour Elise »…  Lorsque sa grand-mère mourut, le géant de bois fut vendu.  Elise s’étant tue, Benjamin l’avait oubliée.

 

-         Comment ai-je pu oublier ?  Tous ces souvenirs occultés !  Comment ai-je pu oublier ?

 

Occulter…  Ce verbe résonne dans sa tête.  Assurément, la clé de son énigme se trouve ici, dans cet endroit, gardien de souvenirs et d’objets hétéroclites. 

 

« Fouille, fouille et tu trouveras ce que tu es venu chercher », se répète Benjamin.

 

Décontenancé, il ferme les yeux, laisse son instinct le guider, plonge la main dans la seconde malle.  Un bruit de papier froissé retient son attention.  Il s’en saisit.  Eprouvant une certaine résistance pour l’en extraire, il lâche prise.  « Je deviens fou », se dit-il.

 

Le parfum à la violette se renforce, embaume à nouveau son espace.  La boîte à musique, tombée au sol, égrène quelques notes.  La violette, la mélodie, Elise, sa grand-mère balaient toutes ses incertitudes.

 

Occulter…  « Fouille, fouille et tu trouveras ce que tu es venu chercher ».

 

-         Qu’ai-je donc occulté qui puisse m’apporter la solution ?

 

Peu à peu, les pièces du puzzle semblent se mettre en place. 

 

Benjamin reprend confiance en lui.  Il est sur la bonne piste ; il le sent.  Il s’enhardit, plonge à nouveau la main dans la malle et en extirpe un livre : « Lève-toi et marche ».

 

-         Non !  C’est une mauvaise plaisanterie !, hurle-il.  Qu’ai-je fait pour que le sort s’acharne ainsi sur moi ?

 

Son dos, sa tête le font atrocement souffrir.  Alors qu’il redresse le buste et s’étire, ses jambes sont envahies de spasmes, lui donnant l’impression que des milliers de fourmis l’assaillent des orteils à la taille.

 

-         C’est impossible !  C’est un cauchemar que je suis en train d’endurer !

 

Cependant…

 

Occulter…  « Fouille, fouille et tu trouveras ce que tu es venu chercher », lui dicte son esprit.

 

Benjamin se sent misérable, regarde le livre, le feuillette et lit : « Non, je ne suis pas, je ne serai pas une infirme ordinaire, que mon orgueil bouleverse mes défaillances ! ».

 

Complètement désemparé, Benjamin n’éprouve qu’une envie : quitter cet endroit maudit.  Maladroitement, il pivote son fauteuil vers la droite, en saisit nerveusement les roues, les fait tourner, tourner… avant de les bloquer brusquement 

 

« Fouille, fouille et tu trouveras ce que tu es venu chercher ». 

 

Benjamin sait.  Il se souvient…

 

Il se souvient des dernières paroles prononcées par le médecin qui l’a suivi en revalidation : « Vous pourriez remarcher mais ça demandera du temps et une énorme volonté ».

 

-         « Vous pourriez remarcher mais ça demandera du temps et une énorme volonté », se répète Benjamin.   Bon sang !  Comment ai-je pu oublier ? 

 

Son destin l’a conduit jusqu’ici pour une raison bien précise : y trouver ce qu’il est venu y chercher.

 

La vie reprend sa place dans sa tête, dans son corps.  Il est calme, serein, heureux en cet instant magique.  il inspire profondément, pose les mains sur les roues de son siège, les active, et, lentement, rejoint l’entrée du sanctuaire. 

 

Arrivé à hauteur du fauteuil à roulettes, il s’arrête, pose une main dessus, tandis que l’autre s’attarde sur sa chaise.  Il murmure : « Vous serez bientôt réunis, je vous en fais la promesse ».

 

Le cœur rempli d’espoir, il s’en éloigne sans regret, jette un dernier regard par-dessus son épaule, avance la main vers l’interrupteur situé à sa gauche et, d’un clic, la lumière s’éteint, replongeant dans le noir ces objets surannés.

 

Benjamin referme la porte, s’aventure sur le chemin emprunté en sens inverse quelques heures plus tôt.  Au loin, il aperçoit un rayon de soleil.  « La vie est belle et elle m’attend», se dit-il. 

 

                                                                        Viviane Franqué

Nom ou pseudo de l'auteur : Viviane Franqué