L'outil convivial d'Ivan Illich


La notion d'outil convivial a été développée initialement par Ivan Illich . Elle s'oppose à l'idée d'outil industriel ou aliénant.
Le terme d'outil est utilisé ici dans un sens très large, c'est-à-dire tout instrument, objet ou institution mis au service d'une intentionnalité ou comme moyen d'une fin (tournevis, téléviseur, usine de cassoulet, autoroutes, langage, institution scolaire, permis de construire, lois, etc). Toute action humaine et relation sociale se fait donc par le biais d'outils.
Illich montre toutefois que les outils ne sont pas neutres et modèlent les rapports sociaux entre les hommes ainsi que le rapport de l'homme au monde. (imaginez une journée de gestion en forêt avec une tronçonneuse ou un scie égoïne : il est fort à parier que la gestion ne sera pas identique => les outils ne sont pas neutres : voir plus bas)

Illich distingue ainsi les outils selon leur degré de convivialité.
L'outil convivial est maîtrisé par l'homme et lui permet de façonner le monde au gré de son intention, de son imagination et de sa créativité. C'est un outil qui rend autonome. C'est donc un outil avec lequel travailler et non un outil qui travaille à la place de l'homme. À l'inverse l'outil non-convivial le domine et le façonne.

Un outil convivial doit donc selon lui répondre à trois exigences :
  • il doit être générateur d'efficience sans dégrader l'autonomie personnelle;
    • il me rend plus efficace sans me rendre dépendant
    • son usage ne m'hyperspécialise pas au détriment du tout... (actuellement, on revient à du travail à la chaine, chacun efficient dans son "micro domaine" mais sans vision d'ensemble, sans savoir si ça a un sens)
  • il ne doit susciter ni esclave ni maître;
    • il ne doit pas m'enlever "ma capacité à", ni "le pouvoir de"
    • je ne suis plus capable de réparer ma voiture car les outils nécessaires pour le faire sont hyperspécialisés, innaccessibles.
    • et même si j'en suis capable, je ne peux pas réparer ma voiture car je perds la garantie si je le fais !
  • il doit élargir le rayon d'action personnelle.
    • donner des idées d'actions y compris dans d'autres contextes

Voici quelques exemples :

les outils conviviaux
  • la bicyclette, le roulement à billes, les moteurs, le téléphone, la force hydraulique, la perceuse, le monte-charge, mailing-list, wiki, web,etc.
les outils non-conviviaux
  • l'automobile (qui crée les distances et refaçonne les villes au détriment des piétons et cyclistes),
  • l'école comme unique lieu d'enseignement pour tous (qui produit des cancres et la ségrégation qui va avec),
  • nos systèmes de santé (qui industrialisent naissance et mort, et qui engendrent faux espoirs, prolongation de la souffrance, solitude et dégradation du patrimoine génétique),
  • le prêt à intérêt (qui créé l'idée du « manque » de temps),
  • les normes de construction (qui privent les individus de construire leur propre maison), etc.

Il précise ainsi que la convivialité d'un outil est indépendante de son niveau technologique (un animateur est-il convivial ?) ou de son niveau de complexité (Illich cite le téléphone comme exemple). Un outil convivial peut de plus être dénaturé par son opérateur ou ses usagers (ex. téléphonie abusive qui nuit aux relations sociales, bibliothèques que l'on enferme dans des universités fermées au public, extraction dentaire que l'on réserve au monopole d'une profession, moteurs conçus pour empêcher l'individu de les réparer, mailing list non ouverte ou à modération contrôle par un ou quelques individus...).

D'après lui, les outils deviennent non-conviviaux en franchissant certains seuils. Il distingue ainsi
  • un premier seuil qu'il nomme monopole radical, est franchi quand on prend le moyen pour une fin (par exemple quand une institution en arrive à fixer elle-même ses fins) et que la mesure statistique de l'efficacité devient le seul but (il donne l'exemple de la santé). Le monopole radicale apparaît aussi quand certains outils et technologies excluent toutes autres sortes de pratiques plus lentes en imposant des usages et des modes de consommation (la voiture par exemple).
  • Un second seuil qu'il nomme désutilité marginale, est franchi quand l'outil industriel censé répondre à des besoins crée de nouveaux maux plus graves que les premiers.

Pour Illich, le téléphone est l’exemple d’un outil convivial. Les individus sont libres de téléphoner n’importe quel message à n’importe quel personne, sans qu’une administration intervienne pour limiter cet usage. Internet et l’ordinateur répondent en partie à cette définition.

De convivial à toxique

Illich souligne aussi que les outils conviviaux peuvent exercer une telle attraction sur les gens qu’ils deviennent toxiques.

“Quand une population entière se laisse intoxiquer par l’usage abusif du téléphone et perd ainsi l’habitude d’échanger des lettres ou des visites, l’erreur tient à ce recours immodéré à un nouvel outil, convivial par essence, mais dont la fonction est dénaturée par une fausse extension de son champ d’action.”

  • Dans quelle mesure notre usage d’Internet est-il passé de convivial à toxique (et contre productif) ?
  • Dans quelle mesure l'orthographe est-il passé de convivial à toxique (et contre productif) ?
Lorsqu’un outil asservit ses utilisateurs plutôt que de leur rendre service, il a dépassé son seuil de convivialité. Et si, plutôt que de nous permettre de communiquer, l’orthographe servait à dompter nos échanges? Alors, les cancres auraient quelques raisons de faire la révolution (de l’orthographe) !
=> voir le spectacle de deux belges : https://youtu.be/RGip96VxLGA

Le pharmakon

Tout objet technique est pharmacologique explique Bernard Stiegler : il est à la fois poison et remède. Le pharmakon est à la fois ce qui permet de prendre soin et ce dont il faut prendre soin, au sens où il faut y faire attention Toute technique est originairement et irréductiblement ambivalente : l’écriture alphabétique, par exemple, a pu et peut encore être aussi bien un instrument d’émancipation que d’aliénation. Si, pour prendre un autre exemple, le web peut être dit pharmacologique, c’est parce qu’il est à la fois un dispositif technologique associé permettant la participation et un système industriel dépossédant les internautes de leurs données pour les soumettre à un marketing omniprésent et individuellement tracé et ciblé par les technologies du user profiling.

La neutralité des outils

La technologie est-elle une coquille vide ou contient-elle les intentions de ses concepteurs ?

On entend souvent : les outils sont neutres, c'est à nous de décider de leur usage. Prenez un marteau, il peut servir à tuer ou à construire une maison !

Test caricatural : juste pour vérifier la neutraité d'un outil bien connu, la monnaie, tentez cette expérience. Rassemblez une dizaine d'inconnus autour d'une table et déposez-y un million d'euros en billets et observons la nautralité de l'outil "monnaie" ;-)

Pourquoi dit-on que la technique est un outil de pouvoir ? Tout simplement parce qu’elle est utilisée par des acteurs qui eux-mêmes, s’inscrivent dans des rapports de pouvoir plus ou moins légitimes, et inscrivent en retour leur pouvoir dans la technique (qui nous influence).

Dans l’histoire, les machines révolutionnaires ont bien souvent bénéficié aux propriétaires d’usines pour augmenter leur production en menaçant l’emploi des ouvriers. C’est encore le cas aujourd’hui avec des phénomènes techniques plus récents comme par exemple l’arrivée des VTC Uber sur le marché des taxis.

En effet, les technologies numériques aussi embarquent les idées de ceux qui les conçoivent, leur conception du monde ou de ce qu’il devrait être. Quand nous utilisons un outil Google, un réseau social ou un logiciel quelconque, nous acceptons une façon de voir les choses. Quand nous utilisons Uber, nous acceptons les modalités de travail qu’il impose aux chauffeurs, nous acceptons également d’augmenter la part de risque pesant sur les taxis traditionnels : nous soutenons une idéologie qui est celle de la concurrence accrue dans ce secteur, avec tout ce qu’elle comporte de nouvelles normes pour les uns et les autres. Au delà des opinions personnelles sur ce que doit être ou non une économie, c’est un état de fait : la technologie bouscule nos sociétés.

« la société conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil » => "un projet convivial est un projet où les membres contrôlent leurs outils et méthodes" ??

PIste de réfléxion autour du progrès
« La réduction souvent spectaculaire de la morbidité et de la mortalité est due surtout aux transformations de l’habitat et du régime alimentaire, et à l’adoption de certaines règles d’hygiènes toutes simples / Ivan Illich »
En concentrant notre attention sur le potentiel des objets connectés, les robots chirurgiens ou encore le transhumanisme, nous ratons l’essentiel de ce qui pourrait être fait pour le plus grand nombre. Nous nous focalisons sur des actes certes impressionnants mais relativement isolés et dont l’impact pour la majorité des habitants de la planète est presque nul. Au delà des fantasmes technologiques, il y a une réalité, celle de l’accès à l’eau, à l’éducation, à un air respirable et à tout un panel de pratiques qui pourraient réduire les épidémies et allonger l’espérance de vie.


Sources :