LA RENCONTRE

Le récit :

LA RENCONTRE

 

 

Un géant est tombé.  Sous le choc, la dune s’est effondrée et l’animal en dessine un nouveau contour  Après un ultime combat, la créature s’est couchée sur le flanc.  Sa tête, légèrement relevée, a touché le sol là où la terre et le sable se confondent.  Sa peau, sa chair ont disparu depuis longtemps déjà.  Ne subsiste qu’une colonne vertébrale d’où émergent de petites excroissances semblables à des pyramides.  Les pattes gigantesques, repliées sous le corps immense, témoignent du terrible drame qui s’est déroulé là, il y a des millénaires.  Des êtres-branches squelettiques s’en repaissent, tandis que d’autres veillent sur la dépouille de l’ancêtre.  L’adversaire devait être féroce et bien plus grand encore que ce géant que vient d’esquisser Paul. 

 

Une scène qui le hante chaque nuit.  Pour l’extraire de sa tête, il s’est résigné à la reproduire sur ce mur, s’est défendu d’y apposer d’autres teintes que celles du désespoir. 

 

Ses pinceaux se sont activés plus vite que ses mains.  Pantin désarticulé, parcouru de soubresauts, son corps s’est agité dans tous les sens.  Au bout d’une heure à peine, il était épuisé. 

 

Paul, la trentaine, visage et lunettes carrés, front dégarni, cheveux courts et foncés, dénudé jusqu’à la ceinture, porte une cigarette à la bouche, et tient, dans sa main gauche, un briquet allumé.

 

Aucune ride, aucun sillon ne creuse son visage.  Aucune émotion n’y transparait.  Il est de ceux qu’on l’on évite par peur ou par mépris, tant leur aspect, leur allure, leur dégaine dérangent, mettent mal à l’aise.  Est-il chercheur, savant, un être enfermé dans sa bulle, un ange déchu ou encore… un dangereux psychopathe ?  Je l’ignore.  Seul le regard perçant et dur témoigne d’une vie chez cet homme.  Il se délecte de son œuvre, de ce paysage ravagé.

 

-      Il me suffirait d’y mettre le feu pour lui redonner vie, se dit-il.

 

Le feu, il l’aime.  Il s’imagine enflammer l’œuvre et y voir apparaître un attelage de 4 chevaux s’emballant pour lui échapper, pour fuir ce ciel laiteux, ce sol ocre et verdâtre.  Dans leur course effrénée, les montures se sont débarrassées de leur charretier, de leur maître.  Elles ne maîtrisent plus rien.  Elles sont à sa merci.

 

Un claquement de pieds…  Paul sursaute. 

 

Une fillette, vêtue de rose, de hauts bas blancs, de chaussures noires, attire son attention.  Elle porte au bras un petit sac à main.  « L’innocence à l’état pur », se dit-il, le sourire aux lèvres.  Des rayons de soleil se reflètent dans ses yeux, en durcissent l’éclat. Elle lui tourne le dos mais elle est proche de lui, si proche qu’il l'atteindrait juste en bougeant la main.

 

« Une enfant de 7 ou 8 ans.  A peine plus âgée que moi lorsque je fus « livré » aux soldats ».

 

 

-      Prenez mon fils !  S’il vous plait, prenez mon fils !

-      Plus de place, madame, plus de place.

 

Dans un vacarme assourdissant, Paul est propulsé dans les airs.  Sa mère l’a jeté dans les bras d’un homme en uniforme, avant de prendre la fuite.  Déconcerté, le militaire n’a d’autre choix que de l’asseoir dans le camion, au milieu d’autres gamins.  Ils sont des dizaines à avoir été confiés par leurs parents aux mains d’inconnus et, tous, hurlent, pleurent bruyamment.

 

Une sirène retentit.

 

- Démarre, démarre, ça va bombarder.

 

Le camion roule vite, zigzague entre les tirs de roquettes.  La bâche arrière est levée, imprimant dans la mémoire des petits la vision de maisons détruites, de villages dévastés, de rues grouillant d’adultes courant dans tous les sens pour se mettre à l’abri. 

 

Un long et pénible périple commence pour eux, pour lui.  Loin de chez eux, loin de chez lui.

 

Le voyage en avion se déroule sans encombre.  Ils atterrissent sur un sol étranger.  Les yeux hagards, écarquillés, apeurés, on les aligne.  Les filles à gauche, les garçons à droite.  En files indiennes, ils rejoignent des dortoirs où un lit leur est affecté.  On les mène à la douche.  On leur ôte leurs vêtements.  On leur en donne d’autres, parfois trop courts, parfois trop grands.

 

Impossible de dormir, les nuits sont longues, entrecoupées par les pleurs des enfants réclamant leur papa, leur maman. 

 

Chaque jour, le destin favorise cependant d’heureuses retrouvailles.  Après Manuel, Isabella, et tant d’autres, c’est aujourd’hui LE grand jour pour Carlo, son ami.  Il est blotti, là, sous ses yeux, dans les bras de ses parents.

 

Paul ne reverra jamais les siens. Pas de grand jour pour lui.   Balloté de famille d’accueil en famille d’accueil, il grandit solitaire, sans attaches, sans espoirs ; l’attente les a balayés.

 

Parvenu à l’âge adulte, ayant hérité de son père un don pour la peinture, il se met tout d’abord à dessiner et puis à peindre. 

 

L’absence de sa mère garde béante une plaie dans son cœur.  Par peur de l’oublier, il se la remémore encore et encore.  Son visage s’est dilué dans sa mémoire.  Il s’est évaporé.  Il l’ébauche sous les traits d’une nymphe, émergeant d’un mur recouvert de lierre.  Cette fée, sa fée a le pouvoir de lire dans le cœur des êtres, d’en détecter non seulement les côtés obscurs mais également le bien qui s’y cache.  La femme-lierre se fond dans un mur feuillu, n’est visible que pour lui.  Elle n’appartient qu’à lui.

 

Ses tableaux lui rapportent à peine de quoi subsister. 

 

Crève-la-faim, il ne peint cependant pas que pour vivre, ne dessine pas que pour survivre.  Ses œuvres l’exorcisent, donnent un sens à sa vie, lui rappellent qui il est et d’où il vient, lui gardent la mémoire de ce qu’il a perdu, de ce dont il a manqué.  Elles sont lui jusqu’au plus profond de son être, lui confèrent une identité.

 

Un jour, une dame gloussa : « La douleur dans vos œuvres est si … réelle.  C’est sublime !  « M-A-G-N-I-F-I-Q-U-E » !  Je la veux.  Je vous la prends ».

 

La douleur, SA douleur…  sublime ?  Magnifique ?  Paul eut un haut-le-cœur. L’acquéreuse potentielle ne comprit pas ce qui lui arrivait.  Furieux, fou de rage et de désespoir, Paul détruisit la toile en y mettant le feu. 

 

 

 

-      Bonjour, dit Paul.

 

La petite fille ne bouge pas.  Durant un long moment, Paul l’observe, remarque qu’elle est fascinée par une libellule noire au corps rouge, posée en oblique sur une tige de roseau.  L’animal dévore une guêpe.   Absorbée par la scène, elle ignore l’homme qui se tient si près d’elle. 

 

L’avenue du Port est vide en ce matin de printemps, vide à l’exception de Paul, de la gamine et d’un ivrogne allongé sur un transat à rayures.  Sept transats identiques, disposés côte à côte sur l’autre versant de la rue.  Paul les passe en revue chaque soir : un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept.  Le compte y est.  Le troisième est présentement occupé par un homme.  Un homme ?  Non.  Une épave.

 

Insomniaque, toutes les nuits, Paul erre sur la plage, arpente la cité.  Cette nuit, apercevant une forme humaine titubant et grelottant, il s’en était approché, avait tout de suite repéré les effluves d’alcool.  Se dénudant jusqu’à la taille, il avait allongé le misérable sur le siège central, l’avait recouvert de sa chemise, de son pull et de sa veste, se retrouvant, lui, à moitié nu.

 

-      Bonjour », dit Paul. 

 

La fillette ne réagit pas. 

 

-      Bonjour, répète-t-il. 

 

Elle daigne enfin tourner la tête vers lui, lui sourit.

 

-      Tu as vu ?  La bête a mangé la bestiole.  Elle avait très faim.  Elle n’a rien laissé.

-      Oui, elle devait être affamée.  Comment t appelles-tu ?

-      Alice.  Et toi ?

-      Paul. 

-      Pourquoi tu es tout nu ?

 

A son tour, Paul ne répond pas.  Il lui prend la main.  Elle est chaude.  Sa chaleur active le sang dans ses veines.  Il est vivant ! 

 

-      Aimerais-tu voir un château ?, lui demande-t-il.

-      Un château ?  Où ça ?

-      Regarde là bas.  Tu vois ces murs ?  Si nous les franchissons, tu découvriras des trésors et tous tes vœux se réaliseront.

 

Des étoiles scintillent dans les yeux d’Alice.  « Le premier qui arrive a gagné », s’écrie-t-elle tout en s’élançant pour prendre de l’avance.

 

Ces paroles enfantines atteignent Paul en plein cœur, déclenchent en lui une envie de vivre telle qu’il abandonne sur place tout ce à quoi il tient depuis près de 20 années : toiles, fusains, pastels, peintures, pinceaux jonchent le sol, abandonnés aux dunes sombres, aux transats, à l’ivrogne. 

 

Un bonheur inouï s’est immiscé dans son cœur.  Le soleil éclaire une petite barrière en bois blanc, au-delà de laquelle Alice et Paul aperçoivent un domaine vers lequel ils se dirigent.

 

-      Des ruines !  Ce ne sont que des ruines !, se lamente Alice, déçue en constatant qu’il n’y a ni château, ni trésor. 

 

Attirée par les cris de l’enfant, une femme, revêtue de noir et à la tenue provocante, interpelle Paul.  « Hé bien !  On cherche de la compagnie ?  Un endroit calme et isolé où assouvir ses plus bas instincts, mon beau monsieur ?  Vous l’avez trouvé », dit-elle en ricanant.

 

Paul décide de rebrousser chemin.  « Viens, ce n’est pas un endroit pour toi.   Je me suis trompé.  Il n’y a pas de château.  Tu as raison, ce ne sont que des ruines ».  Bien décidé à veiller sur elle, il saisit Alice par le bras.  Elle a confiance en lui.  C’est la première fois que quelqu’un lui accorde sa confiance, ne le juge pas, n’est pas effrayé en sa présence.  La première fois aussi que quelqu’un lui adresse la parole, depuis des mois. 

 

-      Partons découvrir la ville.  Tu veux bien ?  Tu y verras des maisons qui s’élèvent jusqu’au ciel, si hautes qu’en y montant, tu pourras toucher les nuages.

-      Et peut-être même la lune ?, demanda Alice  Elle riait.  Je prendrai mon skate-board, et nous n’aurons pas besoin de fusée.  Il suffira que tu nous élances très fort.

-      Oui, dit Paul que la petite apaisait.  Nous pourrons l’atteindre et tu apercevras alors la terre à partir de l’univers.  Sais-tu, qu’autrefois, on l’’appelait la « planète bleue », mais, qu’aujourd’hui, elle est devenue verte ?

-      Verte ?, dit Alice.  Verte comme une forêt ?

-      Oui, verte comme une forêt mais une forêt en partie asséchée, jaunie, brûlée, grillée dans laquelle la rouille a laissé des traces.

-      Des traces ?, demande Alice.  De quelles traces parles-tu ?

-      Imagine une forêt dans laquelle on a abandonné tout ce dont on ne veut plus, tout ce dont on veut se débarrasser.  Une carcasse de voiture, par exemple.  La forêt ne peut tout engloutir, tout digérer  Cette carcasse, ces déchets ont souillé notre forêt.  Elle est polluée.  Elle se meurt.

-      C’est triste, dit Alice.

-      Très triste, lui répondit Paul.  Mais, si tu m’aides, à nous deux, nous pouvons la sauver !

 

Ils échangèrent un regard complice, heureux, plein de promesses. 

 

Puis leurs sourires s’évanouirent.  Au loin retentissaient des sirènes.  Des chiens aboyaient.

 

« Je l’ai retrouvée !  Elle est vivante ! », crie un policier.

 

Des hommes accourent vers eux.  Les rejoignent.

 

-      Promets-moi de ne jamais m’oublier, dit Paul.

-      Je te le promets.  Croix de bois, crois de fer, si je mens, je vais en enfer.

 

Paul sourit car il savait qu’elle disait vrai.

 

Paul est heureux.  A défaut de savoir où on l’emmène, il sait maintenant qui il est ;  Il est l’ami d’Alice.  Il n’est plus seul.  Ne sera plus jamais seul.  Cette nuit, le sommeil le prendra.  Il en est persuadé.  Il rejoindra alors Alice dans ses rêves et construira avec elle ce monde idéal qu’ils ont à peine eu le temps d’évoquer.

 

 

                                                                  Viviane Franqué

Nom ou pseudo de l'auteur : Viviane Franqué